Topographie de la soie

La distance topographique du toucher

    Quelle force possède la métaphore  spatiale quand nous parlons de rapport humain ? La distance est un « Intervalle mesurable qui sépare deux objets, deux points dans l’espace; espace qu’on franchit pour aller d’un lieu à un autre. […]»[1], il peut également s’agir de « Différence entre des personnes. ». En somme, il y est question du degré quantitatif ou qualitatif de séparation entre plusieurs éléments au sein d’une représentation ou d’une métaphore spatiale. Il s’agit toujours d’un différent, d’un écart, d’un pas de côté. L’idée de parcours s’y suggère presque d’elle-même. Dans une époque de l’accumulation, de la « transparence » et du vouloir « tout visible » et tout « tout de suite », tout simplement, dans une époque qui cherche à réduire toute distance, comment permettre celle qui est nécessaire à toute œuvre pour laisser agir sa poésie ? De quelle manière agit ou agirait une poétique de la distance et du relief ? Un chemin possible de réponse est alors de formuler la question suivante : d’où viennent nos sentiments de distance, notre sensation de relief et nos intuitions de l’espace ? Nous pouvons choisir d’y répondre théoriquement, grâce aux arsenaux méthodologiques disciplinaires : physiologie, psychologie, philosophie, … Ou choisir d’y répondre poïetiquement dans un travail artistique envisagé comme une poétique de la distance et du relief. Pour cela, le toucher, avec son rôle prépondérant dans notre appréhension des distances et notre apprentissage de l’espace, peut être un agréable fil d’Ariane. D’autant plus juste qu’il s’associe directement à l’intime et au personnel. Où se joue l’appréhension de la distance par le toucher ? Quelle peut-être sa place dans la création ? Le toucher est intimement lié à la découverte de l’environnement et à la faculté de connaître. Il est sens bien particulier, primordial, qu’Aristote même hésite à présenter comme sens au même titre que la vue ou l’ouïe, sans lui aucune conscience d’exister n’est possible. Nous pouvons voir sans être vu, mais il est impossible de toucher sans être touché en retour. Ce sens qui englobe toute notre personne physique est indissociable de notre compréhension de notre individualité comme de notre espace environnant. Quand je touche du bout du doigt j’engage toute mon enveloppe tactile. Il est alors certainement sens de la distance, car je peux voir différentes choses et pourtant les percevoir comme une totalité m’incluant. Mais quand je touche, je sais que je touche autre chose que moi-même. Le toucher me révèle donc la distance entre moi et l’autre, les autres.

    Et quoi de plus tactile qu’un vêtement que l’on porte ? Il y a quelques temps, une artiste de ma connaissance m’a détaillé une pratique porte chance. Celle-ci a eu cours dans diverses contrées et en diverses époques au Japon.   Peindre ou broder la doublure intérieure d’un kimono au niveau du poitrail, des poumons, du cœur, de tous ces organes aussi nécessaires à la vie organique qu’à la vie symbolique, en un objectif de bonne fortune. Cette pratique du repli, du secret, m’a tout de suite enthousiasmé, dans ce qu’elle suggère de dissimulation et par extension de révélation. Pour moi nul poétique n’est possible, sans repli, sans suggestion. En l’occurrence et par de-là celles propres à cet usage de porte bonheur, y est prioritairement enjeu la notion d’adresse.

    L’adresse est histoire d’acheminement d’un objet, d’un individu, d’une pensée entre deux « lieux ». Or, à qui est destiné ce motif ? De quel ordre est la distance mise en jeu ? Pour jouer avec ces questions, j’ai décidé de me confronter à l’exercice et de réaliser des kimonos dont l’intérieur est tout de soie peinte.

En Occident, la fabrication d’un vêtement est subordonnée au corps qui le portera. Le problème consiste donc à couper et à disposer le tissu de telle sorte que sa surface plane vienne épouser ce corps à trois dimensions. Et cela même quand, comme par exemple pour les réalisations de Coco Chanel, les mouvements du corps doivent être permis par le vêtements sans créer de plis « disgracieux », sans déformer l’habit. Bien sûr, le corps n’y est pas toujours totalement dévoilé, ni totalement souligné. Or, dès que l’on passe un vêtement conçu par un styliste japonais, celui-ci masque systématiquement les proportions du corps d’une toute autre façon. La vision esthétique des japonais est profondément ancrée dans l’usage des kimonos. On recouvre le corps, tel quel, d’un tissu plan. C’est avec le drapé que se crée alors un surplus d’espace, le ma. Le vêtement ample ainsi formé, est sans véritable « forme » dans l’acceptation occidentale du terme. Pour moi il s’agit d’une famille d’habits à la fois sculpturaux, dansant et qui chuchote cette conception de l’espace proprement nippone qui a partie prenante avec la notion d’espace en «surplus» : de ma. Les peintures sur soie de mes doublures de kimono sont définies par une suite de gestes dansés, et de plis permis par le vêtement. Dans cette perspective il ne s’agit pas de pouvoir identifier les gestes à l’origine du motif. Ce n’est ni un jeu protocolaire, ni une partition[2]. Connaître l’un des principes de création participe simplement de l’appréhension que l’on a du vêtement.

  D’autre part, un motif indice de la peinture est brodé sur l’avers de l’ouvrage, sur la face en Bourette-de-soie. La Bourette-de-soie est, comme son nom l’indique, un textile de soie, pourtant moins précieux que la mousseline de la doublure, car tissé plus grossièrement. Là où l’intérieur existe entre trace et empreinte en une matière luxueuse. Le motif extérieur permet, lui, un jeu entre la personne dans la confidence qui reconnaîtra le motif brodé pour ce qu’il est : un indice, un élément de l’œuvre dissimulée ; et la personne à qui le secret n’est pas dévoilé, qui n’identifiera donc qu’un simple élément décoratif brodé. Qui est dans la confidence ou qui ne l’est pas, ce sera au propriétaire de chaque pièce de le définir. Pour ma part, je diffuserais par photographies et/ou installations sculpturales, seules les pièces que je destine à la présentation en exposition. Les modes de diffusion des pièces uniques et personnelles que je réalise sur commande, est à la discrétion de chacun.

Quand je me meus, ma conscience attentive à ce fait ou non, le poids du tissu de mes vêtements, la chaleur qu’ils m’apportent, leur contact irritant ou doux, influencent ma gestuelle, ma manière d’être. Or, s’induit un certain rapport à l’autre quand le revers de mes habits est d’un matériau plus précieux que ses atours extérieurs. Quand celui-ci dépend de mon bon vouloir pour être connu. En cette circonstance, je ne me pare pas dans l’intention de plaire extérieurement à l’autre. J’orne cet espace supplémentaire, cette « distance » nippone, ce ma. Je l’orne de quelque chose qui est adressé à ma sensation tactile et à mon entendement. Toutefois je ne me l’adresse pas exclusivement. Des indices extérieurs existent et ce design ouvert, dansant dans son surplus d’espace suggèrent un quelque chose de plus. Il s’agit d’une qualité d’adresse, d’une distance à l’autre qui invite à un cheminement particulier entre les individus.


[1] D’après l’outil de référence en ligne CNRTL, fondé par le CNRS en 2005. 2   Tout au moins, qui cherche à la réduire dans l’échange d’informations et d’argent.

[2] Chez les danseurs ont usera préférentiellement le terme de notation. La notation chorégraphique est un ensemble de procédés d’écritures, de graphies, dont le but et de conserver trace des œuvres chorégraphiques. À l’heure actuelle, bien que certaines d’entres-elles soient plus utilisées ou plus renommées, aucune n’a un statut hégémonique et n’est associée par principe à l’essence même de la danse. Aucune n’est devenue, comme la partition musicale l’est pour la musique occidentale, un alphabet suffisant pour composer et transmettre universellement la danse.